Une patrie sans honneur ?
Soixante-trois. En juin 2011. Soixante-trois soldats français sont tombés en Afghanistan depuis que, pour son plus grand malheur, la France s’est engagée dans une opération militaire qu’elle regardera plus tard, si elle en a le courage ou la lucidité, comme un péché contre la raison et l’esprit. Les historiens des vingt ou trente prochaines années statueront sur la signification qu’il importe de donner à ce que nous, à Honneur et Patrie, considérons d’ores et déjà comme un nouvel épisode du renoncement national. Car si l’on jette un regard en arrière sur les guerres du XXème siècle, on mesure à quel point notre pays, expression d’une nation composite et fière de sa diversité surmontée, a peu à peu perdu la maîtrise de son destin. Le tout proche centenaire du déclenchement de la Grande Guerre sera très intéressant à étudier de ce point de vue: à considérer la littérature historique ou les productions cinématographiques récentes sur le premier conflit mondial, il y a fort à parier qu’on y mettra l’accent sur la cohésion nationale exceptionnelle qui permit à notre pays de tenir pendant ces quatre années qui constituèrent la plus terrible épreuve de son histoire (le 1 400 000 morts de 1914-1918, soit une moyenne de 900 morts par jour, n’est en rien comparable à l’épisode militaire très bref, quoique intense, du printemps 1940). La Deuxième Guerre Mondiale montra de manière presque caricaturale les limites et, finalement, le caractère fallacieux du consensus républicain: c’est un pays épuisé, vieillissant et déchiré qui s’effondra devant une Allemagne cuirassée de certitudes inébranlables; un pays qui, sous la vareuse étoilée du vieux Maréchal, donna le spectacle de l’abaissement moral et des accommodements douteux avec le vainqueur. Henry de Montherlant l’avait prédit dès 1938, au lendemain des accords de Munich: “La France est rendue à la belote, à l’apéro et à Tino Rossi”.
La France de 1914 était partie au combat avec au coeur le nationalisme républicain que lui avaient enseigné ses maîtres d’école, expressions et figures de proue d’un peuple qui se voulait éclairé. Vingt années de crise, de politicaillerie impuissante et de corruption avaient eu raison des qualités morales du peuple français, dont l’armée reflétait le désarroi: le souvenir de la grande saignée avait traumatisé la nation et suscité un antimilitarisme mortifère; quant aux chefs, civils ou militaires, ils n’avaient plus envie de se battre. A bien y regarder, le décrochage armée-nation fut la condition de la défaite.
De même, les guerres de décolonisation ne pouvaient qu’être perdues. C’était certes le mouvement de l’Histoire que d’aller, au lendemain de notre abaissement en tant que puissance, vers l’émancipation des peuples dominés. C’est vrai aussi que la France s’accrocha à son Empire d’une façon particulièrement maladroite, s’aliénant les masses colonisées. Le fait que l’armée qui combattait en Indochine puis, au début, en Algérie, fût composée de militaires professionnels, lui ôta le soutien d’une grande partie de la population française, qui se retourna définitivement contre la politique de “maintien de l’ordre” quand on lui associa les appelés du contingent, qui furent un peu les “Malgré-nous” de la répression colonialiste. Les reculs de l’armée française face à l’inexorable mouvement d’émancipation des peuples colonisés eurent pour origine et pour conséquence l’affaiblissement de la relation armée-nation qui avait rendu possible en son temps la grandeur impériale de la France. L’antimilitarisme d’une bonne partie de la jeunesse en sortit renforcé, dans le climat libertaire de l’après 68.
On n’est plus, ou marginalement, antimilitariste aujourd’hui. C’est bien pire: l’armée a tout simplement cessé d’exister dans les esprits. On l’a rangée au magasin des articles usagés d’une histoire qu’on croit - à tort - définitivement écrite. Dans un monde où les conflits se multiplient depuis la fin de la Guerre Froide et le déclin accéléré du fragile colosse américain, c’est un signe inquiétant, un péril mortel pour les nations que cette indifférence à leur outil militaire.
On remarquera que cet état de fait concerne essentiellement, pour ne pas dire uniquement, les pays riches qui subirent, de près ou de loin, les deux conflits mondiaux du XXème siècle: assommés par les conséquences tragiques d’affrontements qui menacèrent ou mirent fin, provisoirement ou non, à leur existence en tant qu’Etats (qu’on songe à l’Allemagne), bercés de l’illusion d’une paix perpétuelle liée à l’équilibre de la terreur nucléaire ou à la construction européenne, ils baissèrent la garde. Sans se le dire, Européens de l’Ouest et Américains apprirent à vivre avec l’idée que la guerre était devenue impossible, eu égard aux forces effroyables qu’elle aurait déchaînées, et agirent comme si la paix était un luxe de pays riches, qui avaient trop à perdre pour se dresser à nouveau les uns contre les autres. Cette utopie fut soigneusement entretenue par les européistes ou européâtres de tout poil, pour qui la guerre était effectivement contre-productive en termes de construction d’un espace de libre-échange où se déploierait en toute impunité la rapacité capitaliste dont l’Europe des nations se meurt précisément aujourd’hui. La guerre ne peut pourtant être réduite à une confrontation des pauvres: les principaux belligérants de 1914-1918 étaient les puissances européennes les plus prospères.
Imaginons maintenant une agression militaire de la France par une puissance étrangère et posons-nous la question suivante: combien de temps nos ennemis supposés mettraient-ils pour bousculer ce qu’il restera de notre armée après sa “restructuration” et occuper notre pays? Une réponse strictement militaire consisterait à évoquer des éléments de stratégie et d’intendance et à envisager des scénarios, tous forcément démentis par ce que nous savons du contexte intellectuel et social dans lequel ce conflit se déroulerait. La France ne tiendrait pas. Elle ne tiendrait pas car tout a conspiré, dans son histoire depuis ces quarante dernières années, à ôter à son peuple jusqu’à la faculté de résistance la plus élémentaire.
On pourra invoquer, pour expliquer cette passivité suicidaire, l’absence de conflit sur notre sol depuis 1945 et, de ce fait, la disparition de toute culture de guerre dans l’imaginaire, l’éducation et les pratiques intellectuelles et sociales. On pourra stigmatiser - on ne le fera jamais assez - l’imposition dans notre vie quotidienne de cette société de consommation à l’américaine qui ne vise qu’à la satisfaction des instincts les plus bas: la France est devenu un grand corps flasque et émasculé, où aucune pensée un peu vive ne doit venir déranger la digestion du consommateur. La France des conforts gras refuse l’idée de l’effort collectif et du sacrifice tout comme elle congédie la pensée de la mort, à laquelle les générations qui nous ont précédés devaient faire face: pour preuve, elle envoie ses vieux mourir à l’hôpital. Comment s’étonner, dans ces conditions, que la nation française se détourne de son armée, c’est-à-dire d’un des seuls corps de la société où ne prévale pas la vulgarité marchande et où le sens de l’honneur ait encore un sens? Le général Hervé Charpentier le rappelait dans un très beau texte publié dans Le Figaro du 2 juin 2011 que nous proposons à votre lecture.
Nos soldats meurent en Afghanistan et le scandale de leur inutile sacrifice est escamoté par des media qu’excitent bien davantage les frasques sexuelles de tel candidat putatif à la présidentielle, de tel sous-ministre d’un gouvernement indigne et déconsidéré. Nos soldats meurent pour les Américains, dans une guerre absurde où nos intérêts ne sont pas en cause et à laquelle personne ne croit. Nos officiers reçoivent des ordres en anglais, nos soldats meurent et tout le monde s’en fiche. Avons-nous vu des soulèvements d’indignation du peuple français quand, il y a dix ans, la France s’est arrimée au navire-amiral américain? Avons-nous vu, pire, des débats passionnés ou des manifestations autres que symboliques quand, en 2009, notre regrettable président fit réintégrer au pays le commandement militaire de l’OTAN? Il ne nous souvient même pas d’avoir entendu parler à cette occasion d’apostasie au regard de la doctrine gaullienne… La suppression, déguisée sous le vocable de “suspension”, du service national en 1996 a bien constitué le stade ultime de la désagrégation du lien armée-nation dont nous payons aujourd’hui les conséquences. Et c’est à un président qui se réclamait du gaullisme que nous la devons! Combien de militaires sont aujourd’hui prêts à donner ou redonner leur suffrage en 2012 au petit homme agité qui fit en son temps un service militaire de planqué dans un état-major parisien et qui, n’en doutons pas, parachèverait, en cas de renouvellement de contrat, son travail de destruction de nos institutions, de nos services publics et de notre armée? Cela, nous ne pouvons l’accepter. Signifier sèchement son congé au premier Président de la République ouvertement vendu aux intérêts américains n’est qu’un préalable. Il est essentiel et urgent que la Grande Muette se remette à parler et réinvestisse l’espace politique et social de la manière la plus propre à restaurer les valeurs qui ont fait la grandeur de notre pays. C’est sur ce nécessaire effort de redressement national que l’Histoire nous jugera.